Enquête : sur les traces de Pedro

Publié le 11 février 2024 à 18:36

Si le parcours de Pedro est encore flou, il se précise petit à petit. Une seconde lecture des états de service des Hommes du régiment arrivés en même temps que lui dans les Deux-Sèvres, s'impose.  Sachant que Pedro est né en novembre 1793, il est impossible qu'il ait fait partie de la Romana, je m'attache aux deux hommes dont la date de naissance se situe la plus proche de la sienne.

Le premier est né en septembre 1793 à Cadix. Il intègre l'armée en 1810 à l'âge de 17 ans et participe à la campagne d'Andalousie en 1810 & 1811. Peut-être prisonnier en 1812, il entre au service de la France dans le régiment Joseph-Napoléon en mars 1813. 

Le second est né en août 1792 à Cadix lui aussi. Il intègre le régiment des Asturies en novembre 1806, à l'âge de 14 ans. Il fait les campagnes de 1807 et 1808 au Cinquième Corps de la Grande Armée Française au Danemark. En 1809, il intègre le régiment Joseph-Napoléon et participe à la campagne de Russie en 1812.

 

Ainsi donc, il a pu intégrer l'armée dès 1806, il aurait eu 13 ans, à un moment ou à un autre, il est certainement dans un dépôt de prisonniers espagnols sur le territoire français où il est recruté pour intégrer le régiment Joseph-Napoléon soit dès 1809, soit en 1812 ou 1813. En décembre 1813, il est au château de Sedan, le 31 janvier 1814, il arrive à Saint-Maixent… 

 

Drapeau du régiment Joseph-Napoléon.

De retour en France, portée par ce merveilleux voyage, jusqu’à Castellar de la Frontera, je reprends mes recherches.

Il y a 20 ans, aux Archives départementales des Deux-Sèvres, j’avais consulté la série R. J’y avais trouvé un dossier concernant Antoine, le fils de Pedro & Elizabeth, qui avait été exempté (pas de bonnes grâces) du service militaire comme « fils d’étranger non naturalisé ". 

Avec les formidables ressources qu’offre, à présent, Internet, je parcours les inventaires. En série M, se trouvent les dossiers de naturalisation (qui ne me sont d’aucune utilité dans mon cas) mais aussi des dossiers de surveillances d’étrangers. J’établis une liste de cotes potentiellement pertinentes et je fais le voyage jusqu’aux Archives départementales des Deux-Sèvres. Avec l’aide bienveillante et complice du responsable de salle, à qui j’expose l’objet de ma recherche (la période le passionne !), je parcours les 12 cartons bien remplis. Parmi lesquels je découvre deux états nominatifs d’étrangers résidant dans les villes de Niort et de Saint-Maixent.

Sur les dix espagnols recensés alors à Saint-Maixent, cinq dont Pedro, sont arrivés en 1814 ! Les cinq autres sont les fils des premiers !

Sur les cinq enfants en question se trouvent : Antoine, le fils de Pedro et les enfants Furno : Ferdinand et Pierre, cousins germains d’Antoine, puisque leurs mères respectives étaient sœurs.

Sur les conseils du responsable de salle, je fais une digression en série U. Là, je trouve plusieurs actes de notoriété pour des espagnols, principalement en 1814, tous faisant partie du deuxième bataillon des pionniers espagnols dont un concernant Jacques Furno « sergent au ci-devant deuxième bataillon des pionniers espagnols en garnison en cette ville » qui, le 30 mai 1814, épouse Victorine, la sœur d’Elizabeth. 

Je note plusieurs noms, car les témoins sont tous du même bataillon. Ils attestent la date de naissance, la qualité de célibataire du futur époux…

J’avais déjà pensé à cette piste, il y a 20 ans, mais dans l’acte de mariage de Pedro, en 1817 avec Elizabeth, aucune mention identique.

Ce même jour, une surprise émouvante m’attend. Je trouve deux fiches signalétiques : une pour Antoine, une pour Pedro. Ce qui n’était qu’une supposition sortie de mon imagination, alimentée par les récits de ma grand-mère, lors de la rédaction de ma nouvelle sur « Le village de la frontière », se vérifie…

Pedro a les yeux « gris bleu », comme ma grand-mère, comme le grand-père de ma grand-mère.

Son teint clair, ses cheveux châtains me confirment aussi, ce qu’un professeur de la Sorbonne m’avait indiqué : son patronyme est un nom du nord de l’Espagne et non du sud. Pedro n’a pas fini de me faire voyager !

Une recherche sur internet me renvoie sur l'ouvrage de Paul Boppe, "Les espagnols dans la Grande Armée" dans lequel, à la page 165, on lit « le nouveau régiment espagnol, composé de deux bataillons, fut dirigé immédiatement sur Saint-Maixent et sur Niort où ils arrivèrent le 31 janvier 1814 sous le commandement du major Kindelan.»

Il n’y a plus aucun doute possible, Pedro étant arrivé en 1814 à Saint-Maixent, le faisceau de preuves se confirme.

Un nouveau voyage se profile !

J’explore les inventaires des Archives militaires de Vincennes, je sélectionne des cotes qui me paraissent pertinentes, je bloque un jour, direction Vincennes.

A Vincennes, déception, aucun dossier concernant Pedro ! Il n’a été conservé que les états de services des gradés ! 

Toutefois, la lecture de chacune d'elles se révèle riche d'enseignements. Ce qui me frappe tout d'abord c'est leur extrême jeunesse lorsqu'ils intègrent l'armée, certains comme cadet entre 12 et 15 ans, (le plus jeune a 8 ans !), la plupart comme soldat à l'âge de 14, 15, 16, 17, 18, 19, 20, 24, le plus jeune a 13 ans ! Des enfants ! 

Si parmi eux, l'Andalousie est fortement représentée, ils viennent de toutes les provinces d'Espagne et deux d'entre eux, les frères Da Silva, du Portugal.

La majorité d'entre eux a rejoint le régiment Joseph-Napoléon dès 1809, c'est-à-dire dès sa création. Le commandement en est confié au général Kindelan, lui-même âgé de 21 ans. Les officiers sont exclusivement pris parmi les restes de La Romana tout comme les premiers  sous-officiers et soldats. Plusieurs d'entre eux ont fait les campagnes de 1807 & 1808 au Danemark,  se sont battus contre les Anglais en 1806, ont fait partie de l'armée du Portugal en 1801... 

La garnison du régiment, après plusieurs hésitations, est établie à Avignon. Pour compléter les effectifs, et pour inspirer confiance aux soldats, des officiers supérieurs  sont chargés de parcourir les dépôts de prisonniers au vu du recrutement. Accompagnés de deux ou trois subalternes de leur choix, munis du décret impérial et de sa traduction en espagnol, ils enjoignent les hommes à s'engager volontairement, avec la promesse de servir en Espagne et de jouir de "grands avantages". 

Le régiment est définitivement organisé le 21 février 1810. 

Mais déjà, il n'est plus question de les envoyer combattre en Espagne, malgré la demande pressante du Roi d'Espagne, car l'on considère que "ce régiment est animé d'un si mauvais esprit que ses officiers même demandent son éloignement des frontières d'Espagne".

L'Empereur ordonne la dispersion des cinq bataillons le composant et leur utilisation "partout (…) pour qu'ils viennent à ne plus rien coûter".

Ainsi, le 1er bataillon (759 hommes) est mis en mouvement à destination de Saint-Jean-de Maurienne pour être employé aux travaux des routes de La Maurienne, le second (778 hommes) à Anvers pour servir les fortifications de la ville, le troisième (752 hommes) à Lyon pour les travaux de Perrache,  le quatrième (808 hommes), destiné premièrement à San-Remo, dès qu'il sera fini d'habiller, pour être employé aux travaux de la corniche, est finalement dirigé sur Alexandrie, le cinquième est dissous.

Le 1er bataillon est très vite déplacé à Turin puis à Palma-Nova pour être employé aux fortifications. Le 3e à Maëstricht, rejoint bientôt par le dépôt lui-même, resté jusqu'à présent, à Avignon. 

En préparation de la campagne de Russie, le régiment Joseph-Napoléon, est amené sur L'Oder (Pologne). Les 2e et 3e bataillons, venant de Hollande, à Szczecin, où ils arrivent en mars 1812 ; les 1er et 4e bataillons, venant d'Italie, à Glogow (Pologne) où ils arrivent en avril 1812. Le régiment reste ainsi divisé en deux groupes de deux bataillons chacun, pendant toute la campagne de 1812. Plusieurs d'entre eux (parmi ceux qui arrivent en 1814 dans les Deux-Sèvres) sont blessés à la bataille de Mojaïck, la plupart vont jusqu'à Moscou. 

A l'automne 1812, de nouvelles recrues sont intégrées au régiment.

Au printemps 1813, à Coblence, les débris du régiment ne forment plus qu'un seul bataillon. Bientôt un second bataillon est reconstitué.  En mars et octobre 1813, on complète encore le régiment.

Mais déjà, le décret impérial du 25 novembre 1813, dissout le régiment Joseph-Napoléon et procède à sa réorganisation en un régiment de pionniers espagnols, composé de deux bataillons.

Le 24 décembre 1813,  le commandant du château de Sedan,  Pierre Louis Benoît Wasronval, sur ordre du 6 du même mois, réunit les 2.074 hommes qui composent le régiment de pionniers, dont 1.862 fusiliers sur le champ de manœuvres pour les désarmer. L’armement est versé dans l’arsenal de la place de Sedan, soit 1.175 fusils et 1.167 baïonnettes.

Les 29 et 30 décembre 1813, les deux bataillons sont dirigés sur Troyes en passant par Mézières, Rethel, les Petites Loges, Châlons, Sommesous, et Arcis sur Aube. Ils y arrivent  les 7 et 8 janvier 1814.  Les 9 et 10 janvier, ils sont déjà mis en mouvement vers Orléans puis sur Poitiers. 

Le 31 janvier 1814, le 1er bataillon arrive et stationne à Niort, le 2nd bataillon arrive et stationne à Saint-Maixent.

Le 17 avril 1814, une lettre du ministre de la guerre ordonne le renvoi, dans leur patrie, des Hommes du régiment de pionniers. En application de cette dernière, le 7 mai 1814, Rivaud de la Raffinière, général commandant la 12° division militaire, licencie ledit régiment et ordonne aux militaires qui le composent de se rendre dans leur patrie.

Mais dans les faits, ces hommes, congédiés du service de la France, sont d'ores et déjà bannis de leur patrie par les événements militaires & politiques. L'extrême rigueur des nouvelles mesures que le gouvernement espagnol vient de prendre à leur égard, leur ôte l'espérance d'un retour en Espagne, où c'est la mort qui les attend ! Il ne leur reste aucun refuge, cependant tous ces corps ont servi avec zèle et courage et se sont distingués dans les rangs français. 

Ainsi, un petit groupe d'officiers, sous-officiers et fusiliers (dont ne font pas partie ni Jacques Furno, ni Pierre Estrade), ayant servi dans le régiment Joseph-Napoléon et fait la campagne dans la Grande Armée, demande à continuer leur service en France. Ils attendent la décision des autorités au dépôt de Niort. 

Alors que d'autres comme Jacques Furno retournent à la vie civile. Jacques Furno, lui, se marie en mai 1814 à Saint-Maixent. Ne créant aucun trouble d'aucune sorte, ils se fondent dans la ville, dans sa population mais forment encore un petit groupe soudé. En 1817, Pedro Estrada, scieur de long, devenu, sans avoir demandé aucune naturalisation, Pierre Estrade se marie avec Elizabeth en présence de son ami Jacques Furno.

Leurs fils, devenus adultes, âgés de 20 ans, entre 1869 et 1882, sont portés dans un état nominatif des jeunes gens « qui pour se soustraire aux obligations du recrutement, ont répudié la qualité de français que leur confère la loi du 7 février 1851 ». Pedro se déplace à la mairie de Saint-Maixent et explique, témoignage à l'appui, que son fils n'a pas répudié la qualité de français, mais que n'étant pas concerné par la loi du 7 février 1851 et n'ayant fait aucune démarche pour être naturalisé, ni lui, ni ses enfants, ne sont français. Même sa femme a perdu sa nationalité en l'épousant !  Son fils et ses neveux ne feront de fait pas leur service militaire. 100 ans plus tard, en 1914, ses descendants seront mobilisés pour la Grande Guerre, certains d'entre eux y perdront la vie, "mort pour la France".

 

 

 

 

 

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